Longtemps, jusqu’à la fin des années 1990, sa voix a été la bande-son des quartiers populaires. Avec sa camionnette cabossée et sa vaisselle, Moul Maâine n’était pas un simple vendeur : il incarnait une économie de débrouille, un mode de vie fondé sur l’échange et la solidarité. Chaque ruelle d’Oran connaissait son cri. Son appel annonçait l’arrivée du marchand ambulant atypique, figure populaire d’un troc domestique où l’on donnait ce qu’on ne portait plus et repartait avec ce qu’il manquait. “Grâce à lui, j’ai monté toute ma cuisine après mon mariage. On lui donnait de vieux habits de bébé, et on repartait avec un plat ou des tasses.” – Fatiha, 67 ans. Il ne vendait pas, il échangeait. Il ne promettait pas le luxe, mais l’utile, l’accessible, le fonctionnel. Son modèle reposait sur une valeur rare : la circulation équitable des objets, au plus près des besoins. Dans un contexte où l’argent manquait et où le marché officiel ne suffisait pas, Moul Maâine était un intermédiaire providentiel. Son troc informel palliait l’absence de réseau de distribution et offrait une solution humaine et immédiate. Avec l’arrivée des produits importés à bas prix dans les années 2000, les ustensiles de cuisine et la vaisselle sont devenus abondants et facilement accessibles. Ce qui passait autrefois par Moul Maâine peut désormais s’acheter directement dans les magasins. “À une époque, c’était naturel. On échangeait des objets utiles, toujours neufs, et ça répondait parfaitement à nos besoins. Aujourd’hui, ce type d’échange semble désuet. On préfère acheter ce dont on a besoin plutôt que de troquer.” – Malika, 55 ans. Le troc a perdu sa légitimité sociale, non par manque de qualité, mais parce que les habitudes ont changé. Ce qui comptait autrefois, c’était l’échange humain, la rencontre, le lien de confiance entre le marchand et le quartier. Les anciens quartiers populaires ont cédé la place à des immeubles anonymes. Les voisins ne se connaissent plus, les enfants ne jouent plus dehors, et les marchands ambulants n’ont plus leur place. Avec la disparition du lien de proximité, c’est tout un réseau invisible d’interactions sociales qui s’efface. Aujourd’hui, les objets s’échangent encore… mais en ligne. Facebook Marketplace, Jumia, Ouedkniss remplacent les cris des ruelles. Moul Maâine n’avait pas de compte. Juste sa voix, son volant, son micro grésillant… et une vraie présence. Plus aucun d’eux ne sillonne les rues. Ni statue, ni photo, ni mention dans les livres d’histoire. Mais parfois, dans une cuisine de Tiaret ou de Tlemcen, une vieille assiette à fleurs, un plateau en plastique bleu ou une théière cabossée rappelle qu’il a bien existé. Et dans le silence d’un matin calme, on croit entendre encore ce cri traverser les ruelles : “Maâine !” – un écho fragile mais vivant, souvenir d’une Algérie où l’ingéniosité et la solidarité faisaient battre le cœur des quartiers.
Khaled Boudaoui